Art-Thérapie et Addiction(s)
Accompagnement de Fabrice en atelier d’Art-Thérapie au CSAPA JET 94
Mardi 3 juin 2025
SOMMAIRE
1/ Petit topo sur l’Art-Thérapie2/ Pourquoi proposer un atelier d’Art-Thérapie au CSAPA ?
3/ L’atelier d’Art-thérapie à Jet 94
- Les locaux / le matériel
- La mise en place de l’atelier
- La posture de l’Art-thérapeute
4/ Présentation d’une vignette clinique : l’accompagnement de Fabrice de juin 2024 à aujourd’hui ;
- Son cheminement, ses failles, ses trouvailles, ses forces.
- Ce que l’Art-thérapie lui apporte au quotidien et dans sa prise en charge à Jet.
Les temps forts de cet accompagnement : l’accompagnement de Fabrice s’est structuré autour de plusieurs étapes clés.
- L’accueil et la découverte : faire connaissance, trouver sa place dans l’atelier, découvrir des matériaux, des techniques, expérimenter
- Le moment de bascule : quand on vit un « échec » plastique comme un « échec personnel » : projection, effondrement ; Comment accompagner ce moment de crise en équipe ?
- Se relever et rebondir : en atelier, trouver des forces, se réapproprier son œuvre, découvrir ses capacités à sublimer.
- L’atelier comme un lieu d’apaisement, de « lâcher-prise », de plaisir à créer ; partage des savoir-faire ; créer ensemble
Qu’est-ce que l’Art-thérapie ?
Je vous propose une définition de Jean-Pierre Klein, psychiatre, chercheur en psychothérapie et Directeur de l’INECAT (Institut National d’Expression, de Création, d’Art et Thérapie) à Paris. Il est une figure centrale de la théorisation de l’art-thérapie en France.
« L’art-thérapie est une façon de parler de soi sans dire « je ». La matière n’est pas un médiateur mais un interlocuteur qui a son caractère, qui se défend, qui a ses exigences. C’est le thérapeute qui est le médiateur entre le(s) patient(s) et la matière.
L’art-thérapie est un projet qui tente de relever le défi de la transformation, au moins partielle, de la maladie physique ou mentale, du malaise, de la marginalité douloureuse, du handicap, en enrichissement personnel. La douleur, le mal, le trauma deviennentdes épreuves que la personne doit surmonter, dépasser pour en faire une étape de son cheminement.
L’art-thérapie est un accompagnement de personnes en difficulté (psychologique, physique, sociale ou existentielle) à travers leurs productions artistiques.
Cetravail subtil qui prend nos vulnérabilités comme matériau, recherche moins à dévoiler les significations inconscientes des productions qu’à permettre au sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours symbolique de création en création.»
«L’art-thérapie est un détour pour s’approcher de soi.»
L'art-thérapie : une approche thérapeutique par l’art
L'art-thérapie est une pratique qui utilise la création artistique comme un moyen d'expression et de transformation personnelle. Elle permet aux patients d'explorer leurs émotions, de surmonter des blocages psychologiques, de favoriser le bien-être mental et émotionnel, et de renforcer l'estime de soi.
Le principe fondamental de l'art-thérapie repose sur l'idée que l'acte créatif – qu'il s'agisse de dessin, peinture, sculpture, écriture, musique, etc. – peut être un moyen puissant d'exprimer des sentiments souvent difficiles à verbaliser.
Il ne s'agit pas de la compétence artistique, mais du processus créatif en lui-même qui permet de libérer des émotions et de favoriser un « mieux-être ».
L'art-thérapie est utilisée pour accompagner des personnes souffrant de traumatismes, d'anxiété, de dépression, d’ addictions et autres troubles psychologiques ou psychosomatiques.
L'origine du concept d’Art-Thérapie
Bien que le terme « Art-Thérapie » soit relativement récent, l'art a toujours été utilisé par l'Homme comme moyen de représentation et d'expression. L'art permet de témoigner des préoccupations et des émotions humaines, et ses origines remontent à la préhistoire, où la peinture et la sculpture servaient à communiquer et à laisser une trace.
C'est au XIXe siècle que les pratiques artistiques commencent à pénétrer les hôpitaux et institutions psychiatriques. Ce processus s'est développé grâce à la rencontre de deux courants distincts : celui des arts et celui de la psychologie.
- Sigmund Freud (1856-1939) s'est intéressé au processus créatif de l'œuvre d'art.
- Carl Gustav Jung (1875-1961) a lui-même expérimenté la création en modelant et sculptant.
- D.W. Winnicott (1896-1971) a exploré la fonction du jeu et de la créativité, qu'il considérait comme un élément fondamental de l'existence humaine.
L'une des premières théoriciennes de l'art-thérapie fut Margareth Naumburg (1890-1983), écrivain et poétesse, qui a étudié avec Maria Montessori. Elle pensait que l'art devait permettre aux individus de retrouver leur « essence ».
Le terme « Art-Thérapie » a été créé en 1942 par Adrian K. G. Hill, un éducateur et peintre anglais. Hospitalisé pour soigner une tuberculose, Hill a continué à pratiquer la peinture. Après avoir observé les bienfaits de la peinture sur sa propre santé, il publie l'ouvrage «L'Art contre la maladie », dans lequel il utilise pour la première fois le terme « art-thérapie ».
En 1945, Jean Dubuffet a initié le mouvement de l'Art Brut, qui réunit les créations d'individus dits « nonartistes », notamment des patients hospitalisés en psychiatrie, des prisonniers et des personnes marginalisées. L'Art Brut appelé aussi « L’Art des fous » met l'accent sur l'expression des émotions et des ressentis personnels, en se libérant des conventions esthétiques traditionnelles.
En France, ce n'est qu'à partir des années 1950 que les psychiatres commencent à percevoir la création artistique comme un moyen de comprendre et traiter les maladies mentales. Les œuvres des patients sont alors analysées comme le reflet de troubles psychologiques.
Dans les années 1970-1980, l'art-thérapie s'est structurée en France, avec l'apparition de formations et de recherches sur son efficacité. Puis, dans les années 1990-2000, des diplômes universitaires ont été créés, ce qui a permis à la discipline de se professionnaliser, notamment dans les secteurs médical, psychiatrique et social.
Aujourd'hui, l'art-thérapie est en constante évolution, enrichie par les contributions et les approches innovantes des praticiens. Les formations d'art-thérapeutes sont nombreuses et variées, permettant à la discipline de se diversifier et de répondre aux besoins d'une large population.
Pourquoi proposer un atelier d’Art-Thérapie au CSAPA ?
Proposer un atelier d’art-thérapie au CSAPA permet d’offrir aux patients un espace d’expression et de reconstruction complémentaire aux approches médicales et psychothérapeutiques. L’art-thérapie aide à travailler sur des problématiques liées aux addictions de manière non verbale, en favorisant la créativité et l’exploration de soi.
- Un moyen d’expression, « un pas de côté »
Certains patients ont du mal à verbaliser leur souffrance ou leur parcours. L’art permet d’exprimer des émotions, des angoisses ou des traumatismes autrement que par la parole. - Un outil de revalorisation et de reconstruction
Beaucoup de patients souffrent d’une image négative d’eux-mêmes. La création artistique leur permet de se réapproprier une estime de soi en valorisant leur capacité à produire, explorer et expérimenter. - Un espace sécurisé et structurant
L’atelier fonctionne comme un cadre contenant où les patients peuvent explorer leurs ressentis sans crainte du jugement, à leur propre rythme. Il aide à la mise en place de repères et favorise la régulation émotionnelle. - Un support pour travailler sur les mécanismes d’addiction
L’art-thérapie permet d’aborder des thématiques comme le lâcher-prise, la gestion des pulsions, la tolérance à la frustration et l’acceptation de l’inconnu, des aspects souvent en lien avec les comportements addictifs. - Un espace de socialisation et de partage
En collectif, l’atelier favorise l’interaction sociale, l’écoute et le respect des autres, des éléments essentiels dans un parcours de soin et de réinsertion. - Un processus thérapeutique non intrusif
L’art-thérapie permet un cheminement progressif où le patient reste acteur de son évolution sans se sentir forcé à livrer des éléments personnels trop tôt.
L’atelier d’art-thérapie au CSAPA s’inscrit donc dans une approche globale et pluridisciplinaire, où le soin ne se limite pas au médical mais prend en compte la dimension psychique, émotionnelle et sociale du patient.
L'atelier d'art-thérapie : un espace de liberté et de rituels
L'atelier est un espace privilégié qui offre une relation unique entre le patient et l'art-thérapeute. Il est structuré par des rituels qui libèrent de l'angoisse et donnent du sens à l'expérience. Cet espace-temps agit comme un contenant, une enveloppe symbolique permettant au patient de :
- Libérer sa créativité.
- Laisser tomber ses défenses sociales.
- Exprimer ses émotions sans crainte.
L'atelier en collectif
En groupe, l'atelier favorise :
- L'acceptation des échanges avec les autres.
- La recherche et l'affirmation de sa place.
- L'oser être vu et se montrer.
- Le respect du travail de chacun.
- L'atelier devient ainsi un véritable terrain de jeu, d'exploration et d'expérimentation, un espace protégé où le patient peut renouer avec son enfant intérieur.
La posture de l'art-thérapeute
Le rôle de l'art-thérapeute en atelier est d'être :
- Présent mais non intrusif.
- Accompagnant sans jugement.
- Disponible pour un soutien technique si besoin.
- Garant de la sécurité affective du patient.
L'art-thérapeute soutient et accompagne le patient dans son processus créatif sans interpréter ses productions, favorisant ainsi un dialogue authentique entre le patient et son monde intime.
Travailler sur la dévalorisation de soi
Beaucoup de patients arrivent avec une faible estime d'eux-mêmes, exprimant des croyances limitantes comme :
- "Je ne sais pas dessiner."
- "Je ne suis pas doué de mes mains."
- "Je ne sais rien faire."
Certains ont subi des expériences traumatisantes dans l'enfance en lien avec l'expression plastique, nourrissant des fausses croyances sur l'art et le talent. Ils peuvent aussi avoir peur de l'échec et du manque de contrôle face à l'inconnu.
L'importance ici est de :
- Écouter et rassurer.
- Faire confiance au processus.
- Croire en l'autre, parfois plus qu'il ne croit en lui-même.
En atelier, je choisis de m’asseoir avec les patients et, par moments, de créer moi aussi. Cela me permet d’éviter une posture trop intrusive où je ne ferais que les observer, tout en restant disponible pour eux. J’observe, j’attends le bon moment pour aller à leur rencontre, ou je réponds à leurs sollicitations.
Créer en même temps qu’eux me permet de leur montrer une image du thérapeute qui n’est pas dans une posture de supériorité, mais plutôt dans un partage d’expérience, qui traverse aussi des questionnements, qui expérimente et qui accepte ses propres hésitations. Cette posture favorise un climat de confiance et d’authenticité, où nous partageons ensemble les défis du lâcher-prise, de la peur de l’échec, mais aussi la joie de la découverte et du processus créatif.
Modalités d'orientation et organisation des ateliers
Lorsqu'un professionnel de l'équipe pense qu'une orientation en art-thérapie est pertinente pour un patient, il en parle en réunion d'équipe. Avec l'accord du patient, un entretien est organisé avec moi pour lui présenter le dispositif et expliquer la démarche.
L’atelier d’art-thérapie est un moment pour soi, une parenthèse, une « bulle » en dehors des préoccupations du quotidien. Je propose que chacun puisse être appelé par son prénom, tout en maintenant le vouvoiement avec les patients. Cela me semble un équilibre entre la reconnaissance de la personne dans sa singularité et le respect du cadre thérapeutique. Le prénom crée un lien plus chaleureux et le vouvoiement maintient une distance professionnelle nécessaire.
Chacun est libre d’explorer le médium de son choix, sans contrainte de thème ni de matériau imposé.
Format des ateliers :
- Individuels : 1 heure.
- En groupe (4 personnes max.) : 2 heures.
Chaque patient conserve son créneau tout au long de son accompagnement.
L'atelier est situé en rez-de-jardin, offrant un accès direct à l'extérieur. Il comprend :
- Deux grandes tables et des chaises.
- Un bureau avec ordinateur relié à une imprimante.
- Une étagère et une armoire de matériel.
- Une presse de gravure.
- Des toilettes et un accès à la cuisine pour l'eau chaude.



Matériel à disposition
L'atelier propose une large gamme de matériaux artistiques :
- Peinture, aquarelle, encre, pastels, feutres, marqueurs, crayons de couleur, fusain, bombes de peinture.
- Matériel de gravure (lino, tétrapack, plexiglas, acier) et une presse.
- Argile
- Divers supports (toiles, cartons, papiers de différentes tailles et couleurs).
- Pinceaux de toutes sortes, palettes, outils divers, objets de récupération.
- Un grand porte-documents en bois contenant les productions plastiques des patients.



L’ambiance en atelier varie selon les groupes, certains sont plus dans la retenue et sont concentrés sur leurs productions sans trop échanger avec les autres. D’autres, au contraire, sont plus dynamiques, animés par la joie d’être là et de partager un moment ensemble où l’on discute, on plaisante, on bouge dans l’espace, on sort dans le jardin pour un café ou une cigarette.
Mais quel que soit le groupe, il y a toujours ces instants où le silence s’installe, où chacun entre dans sa bulle, en dialogue intime avec sa création. Ces moments sont précieux, révélateurs du travail intérieur qui se joue à travers l’art-thérapie.
L'atelier est souvent un joyeux bazar, avec des toiles en train de sécher au fond de la pièce. L'objectif est que chaque patient puisse s'approprier l'espace et s'y sentir "chez lui", libre de ses mouvements et de ses choix de création.
Présentation d’une vignette clinique : l’accompagnement de Fabrice de juin 2024 à aujourd’hui ;
- Son cheminement, ses failles, ses trouvailles, ses forces.
- Ce que l’Art-thérapie lui apporte au quotidien et dans sa prise en charge à Jet.
Les temps forts de cet accompagnement : l’accompagnement de Fabrice s’est structuré autour de plusieurs étapes clés.
- L’accueil et la découverte : faire connaissance, trouver sa place dans l’atelier, découvrir des matériaux, des techniques, expérimenter
- Le moment de bascule : quand on vit un « échec » plastique comme un « échec personnel » : projection, effondrement ; Comment accompagner ce moment de crise en équipe ?
- se relever et rebondir : en atelier, trouver des forces, se réapproprier son œuvre, découvrir ses capacités à sublimer.
- - l’atelier comme un lieu d’apaisement, de « lâcher-prise », de plaisir à créer ; partage des savoir-faire ; créer ensemble
J’ai choisi de vous parler de Fabrice et de cet accompagnement singulier parce qu’il (me) pose des questions importantes sur l’impact des rencontres dans un cadre thérapeutique, surtout dans un lieu de soins.
Quand le lien entre un patient et l’ Art-Thérapeute devient fort, avec tout ce que ça implique en termes d’émotions et de transferts, comment trouver la bonne distance ? Comment rester à sa place en tant que professionnelle, tout en étant vraiment présent pour l’autre ?
Comment gérer les émotions qui nous traversent face à une personne dont la sensibilité, l’histoire et la volonté de s’accrocher à la vie nous touchent profondément ?
Dans mon expérience récente en addictologie auprès de patients toxicomanes, je suis frappée par leur manière d’être très « entiers ». Ils expriment leurs ressentis avec une grande franchise, sans détour, et cette authenticité me semble précieuse.
Pour ajuster ma posture et réfléchir à ma pratique, je m’appuie sur l’échange avec mes collègues, sur des lectures, mais aussi sur un travail personnel en séance avec ma psy. Ces temps de recul sont indispensables pour mieux comprendre ce qui se joue et trouver la bonne distance, afin d’être au plus juste dans ma manière d’accompagner les patients.
Le parcours de Fabrice
J’ai rencontré Fabrice une semaine après mon arrivée à JET. Je me souviens de sa poignée de main franche et de son regard bleu ancré dans le mien.
Il a 47 ans et est suivi à JET depuis 2014. Son parcours est marqué par une rupture très douloureuse : après 22 ans de vie commune avec la mère de ses deux enfants, leur séparation a été un effondrement émotionnel. Il a sombré dans différentes consommations : alcool en très grandes quantités, cocaïne, cannabis (qu’il consommait déjà depuis l’adolescence), mais aussi, de façon plus occasionnelle, héroïne, ecstasy, MDMA…
Fabrice souffre de bipolarité, un trouble qui alterne entre deux états :
- La phase maniaque : une énergie débordante, une humeur exaltée ou irritable, des pensées accélérées, parfois des comportements impulsifs voire risqués, et parfois même une déconnexion de la réalité.
- La phase dépressive : un profond découragement, un manque d’énergie, une tristesse écrasante, des pensées négatives et parfois suicidaires, avec des impacts physiques (troubles du sommeil, fatigue, perte d’appétit).
Mais au-delà de son diagnostic, Fabrice, a avant tout une grande sensibilité. Son histoire est marquée par une enfance difficile, où il a grandi avec le sentiment de ne pas être aimé par son père, un homme dur et exigeant. Enfant rebelle, en quête de cadre, il a connu l’échec scolaire… mais aussi une révélation : la musique.
A l’âge adulte, il écrit, compose et interprète ses propres morceaux dans l’univers du reggae et du hiphop. Pourtant, il souffre d’une très faible estime de lui-même, d’un manque de confiance et d’une anxiété omniprésente.
Lors de cet entretien de rencontre, Fabrice me raconte qu’il a déjà participé à plusieurs ateliers d’artthérapie lors de ses cures, et que ces expériences lui ont beaucoup apporté. Il est très enthousiaste à l’idée de rejoindre l’atelier d’art-thérapie, il a envie d’explorer la technique de la gravure, qu’il ne connaît pas encore. Nous décidons ensemble qu’il intégrera l’atelier du mercredi matin, de 10h à 12h.
- La phase d’accueil et de découverte de l’atelier
Mercredi le 26 juin 2024 : 1ère séance d’atelier
Fabrice rejoint l’atelier pour la première fois aux côtés de deux autres patients, dont Christophe* (prénom modifié), qu’il connaît déjà puisqu’ils assistent ensemble à un groupe de parole à Jet.
Fabrice est content d’être là, il me confie qu’il pense à la gravure depuis notre dernier échange. Je lui présente le matériel, et il choisit de travailler sur une petite plaque de lino de 10 x 10 cm. Il opte pour un dessin abstrait composé de lignes et de courbes, recherchant avant tout la symétrie. Il m’explique qu’il faut que « tout soit carré » car sinon il est mal à l’aise.
Il se sent rapidement en confiance avec les outils et prend plaisir à graver, trouvant le geste fluide et apaisant. En fin de séance, il me confirme son désir de continuer à participer aux ateliers.
Mercredi 3 juillet 2024 : 2e séance d’atelier
Fabrice ajoute des détails à sa gravure sur lino. Il décide d’encrer sa plaque en noir sur un fond blanc, puis sur un fond jaune, sa couleur préférée. Le résultat est net et lui plaît beaucoup.
En observant ensemble ses impressions, je fais pivoter la feuille, ce qui nous permet de découvrir quatre lectures différentes de son dessin. Cette approche lui parle car je remarque qu’il va souvent adopter cette manière de regarder ses prochaines créations.
Il explore ensuite un nouveau matériau : la pâte autodurcissante. Il façonne à plat un personnage, une tête de gorille, qu’il décrit comme « effrayante et énervée ». Pourtant, il précise que ce n’est pas du tout son état d’esprit du jour…
Mercredi 10 juillet 2024 : 3e séance d’atelier
Fabrice expérimente la gravure sur tétrapack (brique de lait). Il choisit une image de Bob Marley, une figure emblématique pour lui, et la transfère sur sa plaque à l’aide du papier carbone. Ensuite, il grave les traits avec une pointe sèche.
Rapidement, il exprime son insatisfaction : selon lui, le dessin ne ressemble pas à l’original, et il regrette particulièrement d’avoir raté un œil, celui qu’il trouvait le mieux réussi. Malgré ses doutes, il décide d’aller au bout de l’expérience. Il encre sa plaque en noir, et nous imprimons le résultat sur une feuille blanche en utilisant la machine à lasagnes, qui nous sert de presse. L’image est nette, les traits bien gravés, mais Fabrice reste déçu : il trouve que le portrait n’est vraiment pas ressemblant. Mais, il est content d’avoir testé cette technique.
Dans quelques jours, il partira un mois en vacances avec son fils de 14 ans. Le CSAPA étant fermé deux semaines début août, et moi-même en congé fin août et début septembre, nous nous retrouverons en atelier dans deux mois, le 11 septembre.
Mercredi 18 septembre 2024 :
Fabrice a repris l’art-thérapie la semaine dernière après des vacances qui lui ont fait du bien. Il a commencé un projet de dessin : un tag « Jet 94 » sur une feuille de brouillon, qu’il met en couleurs avec des pastels secs. Comme le papier est fin, je lui propose un support plus épais sur lequel il pourrait le coller. Il choisit une feuille A4 blanche et épaisse, crée un fond aux pastels secs qu’il estompe, puis trace au feutre fin noir des lignes représentant un mur de briques.
Aujourd’hui, il est seul en atelier avec moi. Il me confie qu’il a beaucoup pensé à son dessin depuis la dernière séance. Il y ajoute des détails et exprime l’envie de donner du relief à son tag pour qu’il ressorte davantage. Après réflexion sur les matériaux possibles, il opte pour du carton épais. Il hésite sur les couleurs du fond, et je lui propose d’essayer l’aquarelle métallisée pour ses nuances et sa luminosité. Fabrice prend plaisir à peindre, à mélanger les couleurs. Le résultat lui plaît : il colle son tag sur le mur de briques et signe en bas de son dessin.
En fin de séance, Fabrice me montre des photos des œuvres de sa mère, artiste peintre amateure. Il évoque aussi son parcours musical : il écrit ses propres textes, leur donne du sens, compose et produit ses morceaux. Il me tend sa carte avec un lien pour que je puisse écouter ses créations si j’en ai envie. Une relation de confiance commence à s’installer : les échanges sont fluides, naturels et agréables.
Mercredi 25 septembre 2024 :
Fabrice décide d’ajouter un cadre en carton à son dessin tag "Jet 94". Il peint le contour à l’acrylique noire et kaki, en couches épaisses, ce qui crée du relief et du mouvement, lui évoquant de la végétation. À un moment, il s’arrête et me confie qu’il est troublé : il se rend compte qu’il a envie de continuer à peindre, comme si ce carton devenait une œuvre à part entière. Je l’encourage à suivre cette impulsion. Il se laisse porter par la matière, le mouvement et le mélange des couleurs, y prenant un vrai plaisir. En fin de séance, il coupe un autre morceau de carton pour, la prochaine fois, réaliser le cadre qu’il avait en tête au départ. Il veut aller au bout de son idée initiale.
En partant, pour la première fois, Fabrice exprime à voix haute à quel point il aime venir en atelier. Il me confie qu’il s’y sent bien, qu’il y pense au cours de la semaine et qu’il a hâte d’être mercredi pour revenir.
Mercredi 2 octobre 2024 :
En retrouvant son carton peint, Fabrice est déçu : en séchant, la peinture a perdu du relief et de sa luminosité. Finalement, il décide de coller son dessin "Jet 94" dessus, comme prévu initialement, car il apprécie toujours les motifs noirs et kakis sur les contours. Il trouve que cela s’harmonise bien avec son dessin et, en plus, cela lui permet de masquer ce qui ne lui plaît plus.
C’est sa première expérience de recouvrement dans son processus créatif. Il prend plaisir à l’idée que « seuls ceux qui étaient présents en atelier savent ce qui est caché en dessous ! »
Par ailleurs, Fabrice évoque en séance avec le psychologue et le médecin ce qu’il vit et ressent en atelier d’art-thérapie, signe qu’il intègre pleinement cette expérience dans son parcours de soin.
Mercredi 16 octobre 2024 :
Fabrice me confie qu’il est stressé depuis la veille : il n’a pas de projet en cours et ne sait pas quoi créer ce matin. Pour désamorcer son inquiétude, nous échangeons sur ses envies et les matériaux disponibles. Je lui rappelle aussi que l’atelier est un espace d’exploration, ancré dans l’ici et maintenant, où il peut faire confiance à son imagination et laisser émerger quelque chose une fois installé.
Il décide de dessiner une clé de sol, hésite sur le support et les outils, puis opte finalement pour un papier lisse et brillant avec un feutre noir. Il fait quelques tests sur un brouillon avant de se lancer et réalise une clé de sol qui lui plaît, accompagnée d’une portée musicale. Il veut ajouter de la couleur avec les pastels secs, mais le résultat ne lui convient pas du tout. Très déçu, il a l’impression d’avoir « gâché » son dessin. Nous réfléchissons ensemble à des solutions plastiques pour retrouver un résultat qui lui convienne. En coupant les bords du dessin, la partie colorée disparaît, mettant à nouveau en valeur la composition initiale. Cette transformation lui apporte du soulagement et le satisfait.

En fin de séance, nous installons son tableau Jet 94 dans la salle d’attente, en présence de Christophe et de mon collègue assistant social. Ensemble, nous imaginons un système d’accroche avec de grosses trombones, et Fabrice choisit lui-même l’endroit où le fixer sur le mur.
Je le sens heureux et fier de voir son œuvre exposée, visible pour l’équipe et les autres patients. Ce tableau, conçu comme un remerciement à la structure qui l’accompagne, trouve ainsi pleinement sa place.

Mercredi 23 octobre 2024
Aujourd’hui, Fabrice veut dessiner un personnage stylisé en forme de bombe de peinture. Mais très vite, il bloque sur un détail : l’œil. Il le trouve "mal fait" et a peur de gâcher son dessin. C’est une peur récurrente chez lui : celle de l’échec. Après une pause dans le jardin, il finit par trouver lui-même une solution et reprend confiance. Il choisit un papier bleu à motifs pour son dessin et commence à réfléchir à sa mise en scène : faut-il le coller sur du carton ? Ajouter des taches de peinture à la bombe ? Un autre papier kaki l’inspire aussi… Peut-être créer un deuxième personnage et les mettre en dialogue ? Il me dit qu’il a une idée pour compléter la composition, mais qu’il m’en parlera la semaine prochaine.
Avant de partir, il exprime une fois de plus à quel point l’atelier lui fait du bien. Il ne voit pas les deux heures passer.
Mercredi 30 octobre 2024
Cette fois, Fabrice arrive avec du matériel de création qu’il a retrouvé chez lui et qu’il souhaite laisser à l’atelier. Il est content de retrouver son dessin. Je lui photocopie en couleurs pour qu’il puisse faire des tests. Finalement, il décide de le coller sur le fond kaki à motifs qu’il aime beaucoup.
Puis, il me parle d’un lettrage de type "tag" qu’il a vu sur internet. Il fait des essais au brouillon et revient me voir avec un sourire : il a écrit mon prénom en stylisé. "Je voulais vous faire une dédicace." Mais il
hésite : "Si je n’arrive pas à le faire parfaitement, je ne le ferai pas. Je veux que ce soit joli. »
C’est un moment clé, car il met en lumière la pression qu’il se met en atelier. Il m’avoue qu’il y pense toute la semaine, qu’il ne veut manquer aucun mercredi et que venir sans idée en tête serait insupportable pour lui. Je lui propose alors d’installer un espace chez lui, un petit coin atelier, pour qu’il puisse créer en attendant la séance suivante.
Fabrice commence à faire des liens entre ses ressentis et son processus créatif. Il est très sensible aux correspondances entre son état intérieur et ses productions plastiques. Par exemple : cet œil de son personnage, qu’il trouvait triste – comme lui –, mais qu’il a finalement réussi à modifier pour le rendre plus joyeux. Résultat : en changeant son dessin, c’est aussi lui qui se sent mieux.
Aujourd’hui, Fabrice me montre ce qu’il a préparé chez lui : il a imprimé des lettres en style "tag" trouvées sur internet pour écrire mon prénom, puis il les a découpées minutieusement. Il commence à organiser les différents éléments sur son fond coloré, ajuste, colle, puis crée un décor autour du lettrage avec un feutre noir et des pastels rouge et bleu.
Il ajoute ensuite le mot "Art-thérapie" en haut de la feuille, qu’il souligne plusieurs fois à la règle. Il me fait remarquer que ces lignes lui rappellent la portée musicale qu’il avait dessinée précédemment. Un lien s’établit naturellement entre ses différentes créations. Pour finir, il signe en tag avec son prénom.
Lorsqu’il me tend son dessin, je suis touchée par son geste. Je lui propose de l’accrocher dans l’atelier, et cette idée le touche beaucoup. Ce moment suscite aussi une discussion avec Christophe et Fabrice sur la possibilité pour chacun d’exposer ses œuvres s’il le souhaite.
Et juste avant de partir, Fabrice me dit quelque chose de très fort :
"Le plaisir que je ressens en art-thérapie est comparable au plaisir ressenti quand je prenais de la drogue. Sauf qu’en plus, ça dure plus longtemps."

- Le moment de bascule / l’effondrement
Mercredi 13 novembre 2024 :
Aujourd’hui, Fabrice arrive stressé. Il me confie qu’il n’a aucune idée de ce qu’il va faire en atelier, et cela l’inquiète beaucoup. Je l’encourage à faire confiance au processus, à explorer les matériaux disponibles. Il finit par choisir les fusains, prend un carton entoilé et commence à dessiner : une maison, des arbres, le ciel, des oiseaux, un tas de bois dans un jardin…
Ensuite, il ressent le besoin d’ajouter de la couleur et utilise des pastels aquarellables. Il me dit alors : « Le noir, c’est quand je ne vais pas bien. Mettre de la couleur, pour moi, c’est important pour aller mieux. »
Mais très vite, il se montre insatisfait de son travail. Lui qui aime que les choses soient nettes et précises, il trouve que les murs de sa maison ne sont pas assez droits. Finalement, il relativise : « Ça va, c’était juste un test avec les fusains. »
Pour fixer son dessin, je lui propose d’utiliser un fixatif en bombe. Il sort dans le jardin pour pulvériser le produit, mais revient quelques instants plus tard, le visage fermé. Une partie de son dessin, le toit de la maison et un arbre, a coulé sous l’effet du fixatif. Il me lance, déçu :
« Le dessin est mort. »
Je ressens sa frustration et je m’en veux un peu de ne pas avoir mieux supervisé cette étape avec lui. J’essaie de le rassurer en lui expliquant qu’une fois sec, il pourra sans doute récupérer son dessin, mais je vois bien qu’il n’est pas convaincu.
Au moment de partir, il me confie qu’il est inquiet : il a des soucis de santé et doit passer des examens médicaux. Son moral est bas. L’atelier, qui d’habitude lui apporte un apaisement, ne semble pas suffire aujourd’hui…
Dans les jours qui ont suivi cet atelier, l’état moral de Fabrice s’est dégradé. Il n’est pas venu à son rendez-vous hebdomadaire avec le psychologue de Jet et n’a pas prévenu ce qui ne lui ressemble pas. Mon collègue a pu le joindre au téléphone. Fabrice a pu lui dire qu’il n’allait pas bien et avait eu des pensées suicidaires, il a été bouleversé par un appel de la mère de ses enfants qui lui a parlé de son fils ainé avec qui il n’a plus de contacts depuis plusieurs mois. Il a été aussi traversé par l’idée qu’il était «raté» à l’image de ce dessin en atelier.
Nous avons parlé de lui en synthèse d’équipe, il a été décidé que le psychologue l’appelle pour prendre de ses nouvelles et lui propose de venir voir le médecin psychiatre (qui est son médecin référent à Jet) avant l’atelier d’art-thérapie.
- Se relever et rebondir : en atelier, trouver des forces, découvrir ses capacités à « sublimer » et à se réapproprier son œuvre.
Mercredi 20 novembre 2024 :
Fabrice vient en atelier après son entretien avec le médecin. Il me dit que cela lui a fait du bien. Nous sommes que tous les deux aujourd’hui, Christophe est absent, ce qui nous offre un moment privilégié pour échanger en profondeur sur ce qu’il traverse. Il se livre avec une grande sincérité, me confiant l’impact de l’appel de son ex-femme, son ressenti face à son dessin "raté", ses angoisses envahissantes et ses idées suicidaires.
Nous revenons sur ce tableau qu’il perçoit comme un échec et sur la manière dont il s’y est projeté, bien plus intensément que je ne l’avais mesuré. Je lui propose d’en faire quelque chose, de le transformer pour dépasser ce sentiment de frustration et d’impuissance. Au départ, il ne veut pas en entendre parler ni le voir, il veut juste le jeter à la poubelle, s’en débarrasser. Mais je sens que c’est important ce qui se joue à cet instant. Il finit par accepter qu’on le regarde ensemble avec l’objectif de le transformer.
Quand Fabrice voit son dessin, il réalise que finalement, il le heurte moins que la semaine précédente. Mais il ne veut plus le voir et décide de le recouvrir complètement.
Il choisit d’utiliser les bombes de peinture, alors nous prenons des cartons et nous nous installons dans le jardin. Il pulvérise différentes couleurs sur sa toile, créant des zones en aplat, des coulures, des mélanges de couleurs qui se superposent. Il semble se libérer à travers ce geste.
Il me confie alors quelque chose d’important : ce matin, en se réveillant, il a été pris d’une crise de panique en pensant qu’il n’avait pas d’idée pour l’atelier. Il a réussi à s’auto-calmer en se disant qu’il prendrait simplement une toile et de la peinture, et qu’il ferait "n’importe quoi".
Quand il constate que son dessin « raté » a complètement disparu sous les couches de peinture, je vois son soulagement. Nous prenons ensuite le temps d’observer ensemble les détails de cette nouvelle toile, les mouvements, les textures, les nuances. Son regard sur son œuvre a radicalement changé.
Et surtout, il est dans une toute nouvelle dynamique : il a envie de continuer de peindre. Il choisit un fond de cadre en contreplaqué grand format et se lance dans une nouvelle expérimentation. Il aligne soigneusement ses bombes de peinture au sol, sélectionne ses couleurs. Il est en mouvement, il engage tout son corps dans la création : il se lève, se penche, s’accroupit, fait pivoter sa toile pour explorer différentes perspectives.
Puis, il cherche à créer des projections de peinture avec les bombes. Je vais fouiller dans la cuisine et lui propose un tamis. Il s’en empare et s’amuse avec, découvrant de nouveaux effets qui lui plaisent beaucoup.
En fin de séance, il a un grand sourire. Il me dit qu’il se sent beaucoup mieux, qu’il est apaisé. Il nous remercie, nous, l’équipe de Jet, de le soutenir autant et de ne jamais le juger.





Fabrice vit ses émotions avec une grande intensité. Lorsqu’il «rate» son dessin, il dit que son œuvre est "morte", irrécupérable. Il projette sur ce dessin une vision très négative de lui-même. Son échec plastique devient le reflet d’un échec plus large, personnel. Cela fait écho à ses angoisses, à sa vision de lui-même. Chez les personnes souffrant de troubles bipolaires, les émotions fluctuent rapidement et un incident extérieur peut être interprété de manière amplifiée, venant nourrir une vision dévalorisante d’eux-mêmes.
En atelier, il accepte de revisiter cette œuvre qui lui faisait tant de mal. Il choisit de la recouvrir entièrement avec des bombes de peinture. Ce geste symbolique lui permet non seulement d’effacer ce qu’il ne supportait plus de voir, mais aussi de créer autre chose à partir de cet «échec».
En expérimentant les couleurs, les textures, en engageant tout son corps dans l’acte créatif, Fabrice transforme ce qui était une source de souffrance en un processus de libération, Ce recouvrement devient une métaphore de sa propre résilience : il n’est pas défini par ses échecs passés, il peut reconstruire, transformer, avancer. L’art-thérapie peut l’aider à apprivoiser ses émotions, à donner du sens à ses expériences, et à retrouver une forme de contrôle et d’apaisement face aux tempêtes intérieures liées à sa bipolarité.
Mercredi 27 novembre 2024 :
Fabrice arrive à l’atelier, tout sourire, avec une grande toile sous le bras et un gros sac rempli de matériel. Il me dit avec enthousiasme qu’il a plein de choses à me montrer. Il s’est installé un coin atelier chez lui et a même acheté du matériel pour peindre. « C’est mieux que des médicaments ! ». Depuis notre dernier atelier, il n’a pas arrêté de peindre et me montre les photos de ses œuvres. « Je fais de l’abstrait, avec de l’acrylique. J’arrive enfin à me lâcher, à ne pas tout faire carré ! ».
C’est la première fois que je le vois aussi animé, exalté. Il parle vite, enchaîne les idées, déborde d’énergie. En l’écoutant, je pense immédiatement à son trouble bipolaire. Son état fait penser à une phase maniaque, où l’excitation et la créativité foisonnante peuvent être grisantes, mais aussi épuisantes. Fabrice en est conscient et me confie qu’il doit faire attention « à ne pas monter trop haut ».
Nous revenons sur son œuvre de la semaine dernière. En la regardant, il me dit : « On a même réussi à oublier qu’il y avait un dessin dessous ! ». Il verbalise alors les liens qu’il fait entre son état émotionnel et son processus créatif. « Ce qui s’est passé avec ce dessin, ça m’a servi. J’ai réussi à aller mieux en le recouvrant. C’est ça, l’art-thérapie ! ». « C’est comme recoudre une blessure, ça m’a fait du bien ».
- L’atelier comme un lieu d’apaisement, de « lâcher-prise », de plaisir à créer ; partage des savoirfaire ; créer ensemble
Au fil des séances suivantes, Fabrice poursuit ses expérimentations avec les bombes de peinture et l’acrylique. Petit à petit, son rapport à la création évolue : lorsqu’une œuvre ne lui plaît pas, il ne se laisse plus envahir par l’angoisse.
Il me dit avec assurance : « Je sais maintenant que je peux la recouvrir et recommencer ».
Il arrive en atelier plus détendu, sans la nécessité d’avoir une idée précise ou un projet en cours pour se sentir rassuré. Il semble profiter du moment présent, faisant confiance à sa créativité et aux matériaux à disposition.
Fabrice a son pinceau « fétiche », celui qu’il affectionne particulièrement pour peindre à l’acrylique. Peu à peu, son style se dessine et on commence à reconnaître sa touche artistique à travers ses œuvres, ce qui le singularise et lui donne confiance.
Au fil des semaines, un coin au fond de l’atelier devient son espace où il y pose ses toiles à sécher, c’est comme un «mini-atelier personnel». Ce petit rituel nous amuse et symbolise son ancrage dans cette démarche créative qui l’apaise et le structure.


Mercredi 15 janvier 2025 :
Dès son arrivée, je remarque que Fabrice ne va pas bien. Il a le visage fermé, l’air abattu. Il m’explique immédiatement qu’il s’en veut énormément parce qu’il a « fait n’importe quoi » : il a joué sur le site de la Française des jeux et a perdu une grosse somme d’argent. Il décrit ce moment comme un « craving », une envie irrépressible qui lui a procuré une sensation « jouissive, comme quand il prenait de la drogue ». Mais une fois l’excitation retombée, la culpabilité l’a envahi, et il se sent très mal.
Ce matin, Christophe est absent, ce qui nous permet d’échanger plus librement sur ce qu’il ressent.
Nous avons le projet de réaliser une fresque sur le mur extérieur du jardin avec Fabrice, Christophe et un autre patient. Pour préparer ce projet, j’ai commencé à créer un pochoir sur rhodoïd à partir d’une de mes gravures. Je demande à Fabrice son avis sur la manière de créer un fond sur une toile et de bomber le pochoir. Sachant qu’il est très à l’aise avec ces techniques, je souhaite le remobiliser et valoriser ses compétences.
Il se prend au jeu et s’investit totalement dans l’expérimentation, me donnant des conseils à chaque étape, partageant ses idées et son regard artistique. Je saisis cette occasion pour lui rappeler ses forces, pour lui montrer qu’il peut croire en lui.
En fin de séance, il semble plus apaisé et me confie à quel point l’art-thérapie lui fait du bien.
Suite à cette séance, Fabrice a commencé à suivre de près l’évolution de mon travail sur ce pochoir. Il s’est investi dans chaque étape : installation du matériel à l’extérieur, choix des couleurs, calage des pochoirs… Mais quand je lui ai proposé de bomber lui-même le dessin, il a refusé en souriant : « Ce n’est pas mon projet, je ne fais pas à votre place, je vous accompagne juste. » Ce changement de rôle et de positionnement nous a fait rire.
Bien sûr, il a continué ses propres expérimentations artistiques, testant différentes traces et textures avec divers outils et moi, j’ai poursuivi son accompagnement. Mais ce travail côte à côte, cette complicité qui s’est installée, m’a donné envie de lui proposer de réaliser une œuvre commune. Mélanger nos savoir-faire, nos sensibilités, nos univers.
Fabrice a tout de suite été emballé par l’idée. Il m’a dit que ça allait lui faire du bien de sortir de sa zone de confort, d’explorer autre chose que ce qu’il fait déjà, et d’y penser même en dehors de l’atelier. Je lui ai donc montré l’image d’une de mes gravures que je voulais transformer en pochoir… et c’est ainsi qu’un nouveau projet a commencé à prendre forme.
Mercredi 12 février 2025 :
Aujourd’hui, Fabrice arrive en atelier avec un sac de matériel. Il a réfléchi à notre toile commune et me montre ce qu’il a apporté : de la dentelle et des petites étoiles. De mon côté, j’ai avancé sur la découpe du pochoir. Je lui propose de continuer, mais il préfère me laisser faire.
On discute ensuite de la mise en place du dessin sur la grande toile que j’ai apportée et des couleurs qu’on pourrait utiliser. Fabrice me dit que mon dessin lui fait penser à une photo ancienne, un peu vintage. Il représente une femme vue de dos, avec une longue tresse et un papillon posé sur son épaule gauche. On décide ensemble des couleurs : les cheveux en marron, le vêtement en vert foncé et le papillon en doré.
Fabrice est motivé pour s’occuper du fond pendant que je termine les découpes. Il peint un dégradé de beige, marron et vert foncé, puis me demande mon avis. Il est satisfait du résultat : « C’est exactement ce que j’avais en tête ! » Ensuite, il met en couleur des petits papillons en papier que j’avais apportés et que l’on envisage de coller sur la toile.
Une fois les découpes terminées, je lui montre le pochoir pour qu’on valide ensemble. On décide de le tester sur une feuille vert foncé avec une bombe marron. On s’installe dehors, et je propose à Fabrice de bomber lui-même, ça fait longtemps. Il se concentre, applique la peinture… et on attend avec impatience de voir le résultat.
En soulevant le pochoir, le rendu est plutôt réussi, mais à certains endroits, la peinture a un peu coulé, créant un effet légèrement flou. On remarque aussi qu’il faudrait affiner certains traits du corps pour une meilleure lisibilité. Je prends le scalpel et m’en occupe. On refera un test la semaine prochaine.
Fabrice étant musicien et auteur-compositeur, je lui propose d’intégrer des mots à notre toile. Nous pourrions partager nos ressentis spontanés en observant le résultat final, et s’il le souhaite, il pourrait en faire un texte que nous inscririons ensuite sur la toile. Cette idée lui plait beaucoup.



Aujourd’hui, après plusieurs essais, c’est le grand moment : nous nous lançons sur notre toile pour de vrai ! Je commence par scotcher les parties à cacher pour chaque passage de couleur, et avec Fabrice, nous bombons chacun notre tour.
En observant notre premier essai, Fabrice a compris d’où venait l’effet légèrement flou : c’était le vent qui s’infiltrait sous le pochoir. Alors, il a construit une petite cabane avec des cartons pour protéger la toile pendant le bombage. Nous avons hâte de découvrir le résultat !
Quand vient le moment de retirer le pochoir, nous nous retrouvons tous les trois – Fabrice, Christophe et moi – dans un moment un peu suspendu. Et là… nous trouvons que c’est réussi ! Le rendu est net, les couleurs sont belles, il n’y a pas de bavures. Sur le fond coloré par Fabrice, l’ensemble fonctionne parfaitement.
Nous sommes contents et fiers du résultat. Nous passons un long moment à simplement regarder la toile, posée sur un meuble. Nous la contemplons, nous commentons à voix haute ce que nous ressentons, ce que nous imaginons pour la suite. Fabrice, lui, se prend au jeu et se questionne : qui est cette femme vue de dos ? À quoi pense-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle regarde ?


Mercredi 12 mars 2025 :
La semaine suivante, en arrivant à l’atelier, Fabrice me confie que, dès qu’il est rentré chez lui, il avait notre tableau en tête et une forte envie d’écrire. Il n’a pas attendu que nous échangions des mots ensemble, c’était plus fort que lui. Il a noté plusieurs phrases et a terminé son texte le dimanche. Il me demande s’il peut me le lire à voix haute. Il commence par « Elle pense ».
Il me précise qu’il est totalement ouvert aux modifications si quelque chose ne me convient pas. Mais en l’écoutant, je trouve son texte très beau. Il n’y a rien à changer. Je le remercie pour ce qu’il a écrit.
Nous prenons ensuite le temps de décider où inscrire ce texte sur la toile. Nous choisissons minutieusement le feutre, la taille de la mine, la couleur. Puis, côte à côte, nous écrivons chacun une phrase, à tour de rôle. L’atmosphère est presque solennelle, nous sommes tous les deux hyper concentrés, nous voulons tellement bien faire que c’est palpable dans l’air.
Nous convenons finalement que ce tableau se suffit à lui-même et qu’il n’a pas besoin d’ajout. La seule chose qui manque, ce sont nos signatures. Nous les testons d’abord sur un brouillon avant de les inscrire sur la toile.
Puis, nous prenons du recul pour regarder la toile, posée sur un meuble. Je ressens nos émotions : du plaisir, de la satisfaction, une forme d’émerveillement. Fabrice sourit et me dit : « C’est un beau projet qu’on a bien réussi ! On peut être fiers de nous ! »


En invitant Fabrice à participer à mes réalisations plastiques, puis à créer une œuvre commune, mon objectif était de renforcer son estime de lui-même et sa confiance en ses capacités artistiques car souvent l’addiction peut faire perdre confiance en ses valeurs ou ses talents.
Dans un quotidien marqué par l’anxiété et la culpabilité, s’investir dans ces projets artistiques lui a offert un espace d’expression libre, sans pression ni jugement. Il a pu donner son avis, faire des choix et recevoir des retours bienveillants, ce qui l’a aidé à prendre confiance en lui.
Ces moments de création partagée lui ont permis d’éprouver du plaisir et de la satisfaction, mais cette fois dans un cadre structurant et valorisant, bien éloigné des sensations intenses mais destructrices du craving ou du risque de rechute.
L’atelier est un lieu où il peut être lui-même, exprimer ses doutes et ses émotions sans crainte d’être jugé. Cela renforce son engagement dans le processus thérapeutique et lui donne envie d’avancer.
Fabrice a écrit un témoignage sur son expérience en atelier d’Art-thérapie, il a écrit à la main sur un papier dont il a brulé le contour pour en faire comme un parchemin. Voici quelques extraits de son texte :
« Chaque semaine, cet atelier me soulage, me permet de m’exprimer et d’échanger avec Karine, la thérapeute… Pour moi, l’atelier est devenu une évidence… Pendant deux heures, l’atelier me propose l’évasion, le lâcherprise et la possibilité de faire le vide. Il me propose aussi de me canaliser en me laissant guider naturellement. L’atelier est devenu vraiment très important, j’y pense au quotidien…. Pour résumer, je ne peux plus me passer de l’atelier. »
CONCLUSION
Depuis mars, Fabrice continue à venir régulièrement en atelier. Son état émotionnel reste fluctuant : certains mercredis, il va bien, il sourit, plaisante et prend plaisir à créer. D’autres fois, il ne va pas bien du tout.
Il y a quelques semaines, il a de nouveau traversé une période de grand mal-être. Même s’il me disait : « Juste être là, avec vous en atelier, me fait du bien », le voir si triste et abattu a été difficile pour moi. Je me suis sentie impuissante.
Avec Fabrice, un lien de confiance s’est tissé rapidement. Le transfert et le contre-transfert sont devenus très présents. En presque un an d’ateliers, nous avons partagé de nombreux moments forts. Il se confie facilement sur sa vie « d’avant Jet », son parcours avec les produits, ce qu’il ressent dans ses moments de crises, l’amour qu’il porte à son fils. Nous parlons de ses chansons, de musique, je lui fais découvrir des artistes plasticiens, et il continue de s’investir dans des projets créatifs à mes côtés.
L’accompagner dans ses périodes de doute, de culpabilité et de détresse me touche profondément. Je ressens en moi une envie forte de l’aider à retrouver goût à la vie, à se voir autrement, à croire en lui. Sa grande sensibilité me bouleverse, et ce qui résonne en moi est puissant.
Ce lien singulier me pousse à réfléchir, à me questionner. J’en parle régulièrement en supervision avec ma psy, pour mieux comprendre ce qui se joue dans cette relation thérapeutique, et ajuster ma posture au plus juste.
En tant qu’art-thérapeute en addictologie, j’apprends à avancer avec les hauts et les bas des patients, à composer avec les rechutes. Je suis admirative de leur force à rester debout, et je continue à croire au pouvoir – et parfois à la magie – de la création plastique en atelier d’Art-Thérapie,
ARTISTES ET ADDICTIONS
Plusieurs artistes, comme Henri Michaux, Antonin Artaud ou Francis Picabia, ont créé sous l’influence de drogues, explorant ainsi d’autres états de conscience à travers leur art.
J’ai choisi de vous parler de cet artiste qui a retenu mon attention :
Les autoportraits de Bryan Lewis Saunders « Sous Influence »
Bryan Lewis Saunders est né en 1969 à Washington, États-Unis. En plus de ses activités de performer et de musicien, Bryan Lewis Saunders se dessine tous les jours depuis mars 1995. Ces autoportraits (plus de 10 000) sont tous de même format et rangés par ordre chronologique.
Pendant quelques semaines en 2001, il réalise des autoportraits sous l’emprise de drogues et de médicaments prescrits par des psychiatres, complices de son projet artistique.
Pour mener à bien son projet baptisé « Under The Influence », le performeur a expérimenté de nombreuses drogues comme des champignons hallucinogènes, du LSD, de la marijuana, de l’opium ou du Xanax.
Une drogue = un nouvel autoportrait







